Orientations sur la suspension des procédures en vertu de la nouvelle Loi concernant l'expropriation : Les premières décisions fixent les standards
Deux décisions récentes de la Cour supérieure — Pelletier c. Ville d’Alma et 9379-1242 Québec inc. c. Ville de Sept-Îles — ont fourni les premières interprétations judiciaires de la nouvelle Loi concernant l'expropriation, qui est entrée en vigueur en décembre 2023. La loi révisée marque un changement important par rapport au régime antérieur en exigeant que les propriétaires fonciers expropriés cherchent activement à obtenir une suspension des procédures (sursis) lorsqu'ils contestent une expropriation. Cet article analyse les points clés de ces décisions et fournit des indications sur la façon dont les tribunaux abordent les demandes de sursis dans le nouveau cadre juridique.
Sous l'ancien régime d'expropriation du Québec, les propriétaires fonciers qui contestaient une expropriation bénéficiaient d'une suspension automatique de la procédure. Cela signifiait que dès qu'un propriétaire contestait l'expropriation, l'autorité expropriante devait suspendre ses actions jusqu'à ce que la légalité de l'expropriation soit établie. La nouvelle Loi concernant l'expropriation renverse toutefois cette position par défaut. Désormais, en vertu de l'article 17 de la nouvelle loi, il incombe au propriétaire foncier de démontrer pourquoi un sursis devrait être accordé, en utilisant un test en trois parties :
- L'apparence de droit : Le propriétaire foncier doit démontrer que sa contestation soulève une question sérieuse à juger.
- Préjudice grave ou irréparable : Le propriétaire foncier doit démontrer que, sans un sursis, il subira un préjudice grave ou irréparable.
- Équilibre des inconvénients : Le préjudice subi par le propriétaire foncier si le sursis est refusé doit l'emporter sur le préjudice subi par l'autorité expropriante si le sursis est accordé.
Ces changements introduisent un niveau de complexité pour les propriétaires fonciers et nécessitent une compréhension nuancée de la manière de répondre efficacement à ces critères. Les arrêts Pelletier et Sept-Îles sont les premiers à aborder la manière dont les tribunaux évalueront ces critères, ce qui en fait des précédents importants pour l'interprétation de la nouvelle loi.
L'apparence du droit : Un seuil bas pour contester les expropriations
Ces deux décisions confirment que le critère de l'apparence de droit est relativement facile à satisfaire, même dans le cadre du nouveau régime d'expropriation. Dans l'affaire Pelletier c. Ville d'Alma, le propriétaire foncier soutenait que la Ville n'expropriait pas pour un motif légitime d'utilité publique, mais plutôt pour transférer le terrain à des tiers en vue d'un projet de développement résidentiel privé et aussi pour bloquer son projet résidentiel. La Cour a estimé que cet argument soulevait une question juridique sérieuse, suffisante pour établir une apparence de droit. De même, dans l'affaire 9379-1242 Québec inc. c. Ville de Sept-Îles, le propriétaire foncier a fait valoir que l'utilisation prévue de la propriété par la Ville — un développement résidentiel — était presque identique à ce que le propriétaire foncier avait déjà proposé, ce qui soulevait la question de savoir si cette « substitution » par la Ville constituait ou non une utilisation valide du pouvoir d'expropriation.
Dans les deux cas, la Cour a souligné que l'apparence de droit est un critère peu exigeant : le propriétaire foncier n'a pas besoin de prouver son bien-fondé à ce stade, mais doit seulement démontrer que sa demande n'est pas frivole ou vexatoire. Il s'agit là d'un point crucial pour les praticiens qui conseillent leurs clients dans le cadre de litiges en matière d'expropriation, car cela indique que la contestation d'une expropriation reste accessible même dans le cadre des dispositions plus strictes de la nouvelle loi.
Préjudice grave ou irréparable : Une interprétation plus large
Le critère du préjudice grave ou irréparable a fait l'objet d'une analyse plus d&eacutstylee;taillée et nuancée dans les deux décisions. Les tribunaux ont précisé qu'en vertu de la nouvelle loi, le préjudice grave ou irréparable n'est pas limité aux situations où l'indemnisation financière est inadéquate. Il s'agit plutôt de déterminer si la poursuite de la procédure d'expropriation risque de compromettre la capacité du propriétaire à contester efficacement l'expropriation ou d'entraîner des modifications irréversibles de la propriété.
Dans l'affaire Pelletier, la Cour a rejeté l'argument de la Ville d'Alma selon lequel le préjudice causé par une expropriation peut être compensé par une indemnisation monétaire, en soulignant que la poursuite de l'expropriation priverait le propriétaire foncier de la possibilité de développer sa propriété comme il l'avait prévu à l'origine. Le préjudice en question n'était pas seulement financier - il concernait le droit du propriétaire de poursuivre un projet de développement spécifique. De même, dans l'affaire Sept-Îles, la Cour a estimé que si la ville était autorisée à subdiviser ou à développer la propriété avant que la contestation ne soit résolue, tout jugement futur annulant l'expropriation serait rendu sans effet. Ainsi, un préjudice grave est causé lorsque des mesures prises pendant la procédure d'expropriation risquent de compromettre l'objectif même de la contestation de l'expropriation.
Les deux décisions indiquent clairement que les tribunaux interpréteront le préjudice grave ou irréparable de manière plus large, en tenant compte de l'impact global sur les droits de propriété et de la frustration potentielle de la procédure judiciaire. Cette interprétation large est particulièrement pertinente lorsque l'état ou l'utilisation prévue du terrain pourrait être modifié de manière significative par l'autorité expropriante pendant la durée de la procédure.
L'équilibre des inconvénients : Protection des droits procéduraux
L'analyse de la balance des inconvénients dans les affaires Pelletier et Sept-Îles a également pesé lourd en faveur des propriétaires fonciers. Les tribunaux ont noté que même si un retard temporaire pouvait causer des inconvénients aux villes, ceux-ci étaient minimes par rapport à l'impact important et potentiellement irréversible sur les droits des propriétaires fonciers. Les tribunaux ont également souligné que tout préjudice causé aux villes serait limité dans les situations où les deux parties sont prêtes à agir rapidement sur le fond.
Conclusions pratiques
Les arrêts Pelletier et Sept-Îles fournissent des indications essentielles aux praticiens du droit qui naviguent dans la loi révisée du Québec sur l'expropriation. Les principaux éléments à retenir sont les suivants :
- La barre est peu élevée en ce qui concerne l'apparence de droit : Le premier élément reste accessible, ce qui rend possible l'introduction d'un recours dans le cadre du nouveau régime.
- Interprétation large du préjudice grave ou irréparable : Une demande de sursis doit mettre l'accent sur l'impact sur les droits de propriété, au-delà de la perte financière, en particulier lorsque l'expropriation pourrait modifier la nature de la propriété ou compromettre la capacité du propriétaire foncier à obtenir justice lorsqu'il conteste l'expropriation.
- Importance du calendrier judiciaire : Les tribunaux seront probablement plus enclins à accorder des sursis lorsque l'audience sur le fond peut avoir lieu dans un délai raisonnable.
Alors que ces premières décisions façonnent le paysage juridique en vertu de la nouvelle loi, les praticiens devront rester vigilants et prêts à adapter leurs stratégies à la lumière de cette jurisprudence en évolution. L'accent mis sur un bas seuil pour l'apparence de droit et l'interprétation plus large du préjudice grave suggèrent que les tribunaux donneront la priorité aux droits des propriétaires fonciers tout en veillant à ce que les objectifs publics légitimes ne soient pas compromis.