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12 juin 2024

Rétablir le passé : la CSC clarifie le principe interdisant le « downzoning » dans le ‎contexte de l'expropriation déguisée ‎

Les restrictions réglementaires affectent la valeur des terres : ce n’est pas un secret.

Par contre, lorsqu'un propriétaire foncier a été exproprié par des restrictions réglementaires graduelles, toutes affectant la valeur de la propriété, jusqu'à quel point pouvons-nous remonter dans le temps ? Quelles restrictions réglementaires doivent ou ne doivent pas être prises en compte dans l’établissement de la juste valeur marchande de la propriété ?

La Cour suprême du Canada (la « CSC ») a fourni le cadre d’analyse régissant ces questions dans l’arrêt St. John’s (Ville) c. Lynch, 2024 CSC 17 (« St-John’s »).

Pour ce faire, la CSC a clarifié un principe établi en 1947 par le Comité judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pointe Gourde Quarrying and Transport Co. c. SubIntendent of Crown Lands. Il y a longtemps, le Conseil privé avait établi que lors du calcul de l'indemnisation due à un propriétaire foncier exproprié de manière déguisée, les changements de valeur de la propriété expropriée résultant du « régime d'expropriation » doivent être ignorés.

Cependant, en considérant ce principe, les tribunaux ont eu du mal à déterminer quand un acte réglementaire fait partie d'un « régime d'expropriation » et comment, s’il faut le faire, prendre en compte la causalité dans l'analyse.

Dans St-John’s, la CSC a statué que la causalité n’oriente pas l'analyse : une approche trop large ou trop restrictive de la causalité obscurcit la véritable question, à savoir si l'acte en question a été pris en vue d'exproprier. La CSC a établi que l'intention derrière l'acte réglementaire doit être analysée pour déterminer si l’acte fait partie du « régime d'expropriation » : cela signifie que, contrairement à ce que de nombreux organismes publics soutiennent, l'indemnisation est déterminée au-delà de l'impact du seul acte qui est constitutif d'expropriation.

Bien que la CSC n'ait pas statué en faveur du propriétaire foncier dans St-John’s, les principes découlant de cette décision apportent clarté et assistance aux propriétaires fonciers expropriés de manière déguisée pour obtenir une indemnisation équitable. Ces principes visent à protéger les propriétaires fonciers contre le « downzoning », une pratique par laquelle un organisme public pourrait progressivement geler la valeur d'une terre, dans le but de finalement se l’approprier pour une valeur dérisoire.

Contexte

La présente cause portait sur une propriété appartenant à la famille Lynch. La propriété est située dans le bassin hydrographique de Broad Cove River, qui fournit de l'eau potable à la ville de St-John’s (la « Ville »). Depuis le milieu du XXe siècle, le bassin hydrographique a été soumis à divers contrôles d'utilisation visant à protéger l'approvisionnement en eau de la Ville. En 1994, la propriété Lynch est devenue soumise à un zonage de bassin hydrographique, imposé par la Ville, qui a éliminé tous les « usages permis » sur la propriété, mais a prévu un petit nombre d'usages « discrétionnaires ».

En 2011, la famille Lynch s'est renseignée auprès de la Ville sur les usages possibles de la propriété, y compris l'agriculture, les panneaux solaires, la récolte d'arbres ou un développement résidentiel. La Ville a répondu que le terrain devait rester inutilisé et dans son état naturel. Néanmoins, les Lynch ont demandé un développement résidentiel de 10 résidences sur la propriété.

En 2013, la Ville a officiellement rejeté la demande de développement de la famille Lynch. Le terrain des Lynch avait effectivement perdu toute utilisation raisonnable.

En 2016, la famille Lynch a obtenu une déclaration par les tribunaux que leur propriété avait été expropriée de manière déguisée en 2013 à la suite du refus de la Ville de leur proposition de développement.

L'affaire a ensuite été renvoyée à la Commission des services publics, qui a été chargée de déterminer l'indemnisation appropriée. Dans ce processus, les parties ont eu un différend sur la valeur de la propriété.

À titre préliminaire, la Commission a renvoyé l'affaire à la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador pour statuer sur une question de droit. La question présentée par la Commission était :

« L’indemnité des [Lynch] doitelle être calculée en fonction des usages autorisés par le zonage en vigueur, à savoir ceux en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics, ou y atil lieu de faire abstraction du zonage en vigueur et d’établir la valeur de la propriété comme si la construction d’un ensemble résidentiel était autorisée? »

La Ville soutenait que l'indemnisation devait refléter la valeur marchande de la propriété de façon réduite, en considérant les contraintes de zonage imposées en 1994. La famille Lynch soutenait que l'indemnisation devait ignorer le zonage de 1994 et refléter la valeur marchande comme si le développement résidentiel était autorisé.

Décision

Le juge de première instance a souscrit à la position de la Ville, concluant que la réglementation de zonage de bassin hydrographique de 1994 était indépendante de l'acte d'expropriation déguisée en 2013. L'indemnisation devait refléter les contraintes pesant sur la propriété en 2013.

La Cour d'appel de Terre-Neuve-et-Labrador a statué en faveur de la famille Lynch, estimant que la réglementation de zonage de 1994 faisait partie d'un régime d'expropriation plus large, ce qui signifiait que la diminution de la valeur de la propriété résultant des contraintes de zonage de 1994 devait être ignorée dans le calcul de l'indemnisation.

Dans une décision fondée sur une analyse détaillée des faits spécifiques en cause, la CSC a annulé la décision de la Cour d'appel et rétabli la décision du juge de première instance. La Cour a conclu que la réglementation de 1994 était un « texte de loi indépendant » de la Ville et n'avait pas été prise « en vue de l'expropriation ».

Bien que cette décision ne soit pas favorable au propriétaire foncier dans cette affaire précise, elle offre des directives claires aux parties expropriées à l'avenir, et les aidera à obtenir une indemnisation équitable lorsqu'elles sont confrontées à des actes réglementaires successifs aboutissant à une expropriation déguisée.

Analyse

La Cour a exprimé des réserves importantes quant à la fiabilité d'une analyse de causalité lorsque l’on détermine si un acte réglementaire fait partie d'un régime élaboré en vue de l'expropriation. À noter pour les parties expropriées, la Cour a explicitement rejeté une vision étroite de la causalité selon laquelle seuls les effets de l'acte constituant l'expropriation, c'est-à-dire l'acte qui supprime tous les usages raisonnables de la propriété, doivent être exclus des calculs d'indemnisation :

[53] […] bien que, selon le critère de l’arrêt Annapolis, une appropriation se cristallise à un moment en particulier, l’expropriation reste néanmoins un processus (Dell Holdings, par. 37). Se contenter d’exclure l’acte ou la décision de l’acteur étatique qui constitue l’appropriation, et rien de plus, permettrait à celuici de progressivement rezoner une propriété pour un usage moins intensif ou en geler l’aménagement en attendant de l’acquérir pour tenter de réduire l’indemnité payable. Je constate que la Ville ellemême admet que l’interdiction d’une telle manœuvre est le [traduction] « corollaire » du principe de Pointe Gourde (m.a., par. 71)

[Notre emphase]

De plus, la CSC a reconnu que l'expropriation déguisée peut être un processus progressif plutôt qu'un acte réglementaire unique. Elle a déclaré que toute mesure réglementaire adoptée « en vue de l'expropriation » doit être considérée comme faisant partie du régime réglementaire conduisant à l'expropriation et ses effets exclus du calcul de l'indemnisation.

[54] Bien qu’il doive exister un lien entre le règlement et l’expropriation pour que les répercussions du premier soient écartées, mettre l’accent sur la causalité cache la véritable analyse à faire. Comme je l’ai expliqué, pour donner effet au principe de Pointe Gourde, il faut se demander si un texte de loi a été adopté en vue de l’expropriation. S’il existait un tel lien, le texte devrait être considéré comme faisant partie du régime d’expropriation, et ses effets exclus du calcul de l’indemnité.

[Notre emphase]

En outre, la Cour a mis fin à toute exigence de prouver la mauvaise foi ou une sorte de « plan » néfaste de la part de la partie expropriante. Un acte réglementaire peut être enraciné dans des considérations d'intérêt public et être pris en vue de l'expropriation s'il existe un lien intime entre l'acte réglementaire et le projet pour lequel l'expropriation a lieu.

[56]                        La mauvaise foi ne constitue pas une condition préalable à la conclusion qu’un texte de loi a été pris en vue d’une expropriation. Aucun [TRADUCTION] « “stratagème” à connotation néfaste n’a besoin d’être prouvé » (Kramer, p. 246247, le juge Spence). En termes clairs, la réglementation qui contrôle l’aménagement en prévision d’une future expropriation peut être fermement ancrée dans des considérations d’intérêt public. Par exemple, au vu des faits de l’affaire Gibson, la ville de Toronto aurait eu une raison de principe valable d’adopter un règlement empêchant la construction de bâtiments sur une parcelle de terrain qu’elle comptait exproprier plus tard en vue d’élargir la chaussée. Si c’était son intention, cependant, le texte de loi aurait été écarté dans le calcul de l’indemnité pour l’expropriation de la parcelle. L’arrêt Gibson indique que l’existence d’un « lien étroit » entre le texte réglementaire attaqué et le projet ou l’aménagement que facilite l’expropriation peut donner à penser que le texte a été adopté en vue d’une expropriation (p. 538). Bref, pour appliquer le principe de Pointe Gourde, il faut se demander si le texte de loi a été adopté en vue d’exproprier plutôt que de réglementer.

[Notre emphase]

Trois points clés peuvent être tirés de ce qui précède :

  1. Les tribunaux peuvent ignorer toute mesure réglementaire adoptée en vue de l'expropriation lors du calcul de l'indemnisation, y compris les mesures antérieures qui ne constituent pas la prise.
  2. Exclure seulement l'acte ou la décision d'un organisme public qui a constitué la prise, et rien de plus, inciterait les organismes publics à progressivement réduire le zonage ou à geler une propriété avant de l'acquérir, dans le but de réduire l'indemnisation due. Les tribunaux n'approuvent pas de tels plans manipulateurs.
  3. Prouver que l'organisme public a agi de mauvaise foi n'est pas nécessaire pour déterminer qu'une mesure réglementaire a été prise en vue de l'expropriation. Il n'y a pas besoin d'une intention néfaste. Les règlements municipaux contrôlant le développement en anticipation d'une expropriation éventuelle peuvent être enracinés dans des considérations d'intérêt public valables mais être exclus du calcul de l'indemnisation.
Bien que cette décision ne soit pas favorable aux intérêts des Lynch, elle fournit des principes permettant aux propriétaires fonciers d'éviter le downzoning dans les cas d'expropriation déguisée ainsi que les outils leur permettant de contester une indemnisation injuste. Il sera intéressant de voir, dans les prochaines années, comment les tribunaux interpréteront cette décision, et dans quelle mesure ils accepteront de rétablir le passé!