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14 novembre 2023Lecture 6 minutes

L’emprise exponentielle du droit à la preuve dans le contentieux en droit social

Traditionnellement, il était coutume de considérer qu’en matière de procédure pénale, la preuve était libre, tandis qu’en matière civile, les règles étaient beaucoup plus strictes, la preuve devant répondre au principe de loyauté. Ainsi n’était-il pas question de produire des enregistrements vidéo ou sonores clandestins de salariés quand bien même ceux-ci apporteraient la preuve irréfutable de vols ou autres actes répréhensibles.

Il n’était pas davantage admissible pour les salariés de produire des enregistrements sonores de conversations houleuses avec leurs supérieurs hiérarchiques, harceleurs allégués, ni même d’entretiens préalables.

L’évolution récente de la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation a fortement ébranlé ce principe.

En effet, depuis un arrêt du 30 septembre 2020 (n° 19-12058), la Chambre sociale admet la production devant le Conseil de prud’hommes de preuves auparavant considérées comme déloyales, sous deux conditions :

  • Que cette production soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve ; et
  • Que l’atteinte à la vie privée constituée par cette production soit proportionnée au but recherché.

Ainsi, si la partie qui produit la preuve litigieuse obtenue de manière déloyale parvient à démontrer qu’elle ne disposait que de cet élément de preuve pour établir la réalité de ses griefs, ce mode de preuve peut être admis.

En pratique, cet argument est davantage retenu à la faveur du salarié dont la palette probatoire se trouve par définition plus réduite que celle de l’employeur.

Côté employeur, en effet, les intérêts légitimes justifiant l’exercice du droit à la preuve malgré l’atteinte à la vie privée sont, pour l’heures, très restreints et concernent pour la grande majorité la préservation d’intérêts de tiers. Il s’agit ainsi de la confidentialité des affaires (Cass. Soc. 30 septembre 2020, n° 19-12058), la protection des personnes handicapées dans le cas d’une association intervenant en charge de ces personnes (CA Poitiers, 4 mai 2016, n° 15/04170) ou, plus récemment, la protection des patients d’un hôpital, justifiant la production de photographies issues d’un groupe privé Messenger (Cass. Soc. 4 octobre 2023, n° 21-25451).

Côté salarié, le droit à la preuve est plus largement reconnu dès lors que les autres moyens de preuve à sa disposition sont plus réduits, notamment les possibilités d’obtenir des données à accès restreint ou des attestations de salariés en poste, ceux-ci étant placés sous la subordination de l’employeur, partie adverse au litige.

Cette évolution du droit de la preuve est particulièrement lourde de conséquence concernant les preuves que l’employeur peut se voir contraint de transmettre à son salarié ou ancien salarié par le biais d’une action en référé ou en bureau de conciliation en application de l’article 145 du Code de procédure civile, à savoir la requête destinée à demander aux juges, avant toute défense au fond, que l’autre partie communique des éléments de preuve dont dépend l’issue du litige.

Dans un arrêt du 22 septembre 2021 (n° 19-26144), la Chambre sociale a encadré l’office du juge en matière de droit à la preuve en posant le principe selon lequel « Il appartient dès lors au juge saisi d'une demande de communication de pièces sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, d'abord, de rechercher si cette communication n'est pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et s'il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitées ».

Ce type d’action n’est pas nouveau et est le plus souvent utilisé par les salariés qui s’estiment victimes de discrimination ou d’inégalité de traitement, pour obtenir des preuves de cette discrimination ou cette différence de traitement, notamment par exemple les bulletins de paie d’un panel de salariés identifiés comme mieux payés pour une même prestation de travail, à qualification et ancienneté équivalente.

Jusqu’alors, côté employeur, l’une des raisons invoquées pour s’opposer à cette demande était le nécessaire respect de la vie privée des autres salariés dont la production de bulletins de paie était sollicitée qui s’opposait à la divulgation à un tiers de données confidentielles et personnelles dans un but différent de la finalité légale pour laquelle la société les avait collectées (à des fins RH notamment), ce sans que lesdits salariés n’aient la faculté d’être informés ni de s’opposer à une telle divulgation. En somme, une violation des exigences du sacro-saint RGPD.

Cet argument a été purement et simplement balayé par la Chambre sociale dans un arrêt en date du 8 mars 2023 (n° 21-12492) dans lequel elle rappelle que le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité, en particulier le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial.

Cette position a été depuis confirmée dans un arrêt du 1er juin 2023 (n° 22-13238) dans lequel là encore, il a été jugé que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments relatifs à la vie personnelle.

En pratique donc, face à une demande d’application de l’article 145 du Code de procédure civile, il appartient aux juges de vérifier que la communication des éléments demandés est indispensable et proportionnée au but poursuivi (et donc que la nature et le nombre des éléments demandés n’est pas excessif).

Est-ce à dire que désormais toute demande de salariés ou anciens salariés visant à obtenir des documents détenus par l’employeur prospérera nécessairement ?

Non puisque reste la possibilité pour l’employeur de contester la proportionnalité de la demande, pour s’opposer par exemple à la demande d’un salarié de se voir communiquer les bulletins de paie de ses 300 collègues.

Surtout, cette jurisprudence ne saurait remettre en cause le principe posé par l’article 146 du Code de procédure civile selon lequel en aucun cas une mesure d'instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence de la partie dans l'administration de la preuve. Ainsi, en matière de discrimination par exemple, il appartiendra dans un premier temps au demandeur d’apporter des éléments au soutien de ses allégations de discrimination, faute de quoi, aucune communication ne saura être ordonnée à l’employeur. A bon entendeur.