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14 novembre 2023Lecture 7 minutes

Le temps de trajet des salariés itinérants : la Cour de cassation sous l’impulsion de la Cour de justice de l’Union Européenne

Le temps de trajet d’un salarié itinérant entre son domicile et son premier client, puis entre son dernier client et son domicile doit-il être pris en compte pour le paiement de son salaire et dans le décompte de ses heures supplémentaires ?

C’est à cette question que la Haute juridiction a été confrontée à plusieurs reprises ces derniers mois, modifiant son analyse du temps de déplacement accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premiers et derniers clients.

Sous l’influence du droit de l’Union européenne, la Cour de cassation a ouvert la possibilité d’une requalification de ce temps de trajet en temps de travail effectif.

 

La position antérieure de la Cour de cassation1

La question de la qualification du temps de déplacement entre le domicile du salarié et son lieu de travail se présente différemment en ce qui concerne les travailleurs itinérants, sans aucun lieu de travail fixe, dont les fonctions consistent exclusivement en des interventions chez des clients et qui se déplacent donc constamment d’un client à un autre, selon les directives de leur employeur.

Sur cette question, la Cour de cassation avait estimé jusqu’ici que le trajet des salariés itinérants entre le domicile et les premiers et derniers clients ne relevait non pas de l’article 2 de la directive 2003/88/CE définissant le temps de travail , mais bien de l’article L. 3121-4 du code du travail.

L’article L. 3121-4 du code du travail dispose que :

« Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif.

Toutefois, s’il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l’objet d’une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière. »

La Haute juridiction estimait que le mode de rémunération des travailleurs dans une situation dans laquelle ils n’avaient pas de lieu de travail fixe ou habituel et effectuaient des déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par leur employeur, ne relevait pas de la directive 2003/88/CE mais bien des dispositions du droit national et notamment celles de l’article L. 3121-4 du code du travail.

La Cour de cassation considérait pour les salariés itinérants, que le temps de déplacement qui dépasse le temps normal de trajet, n’était pas du temps de travail effectif et devait faire l’objet d’une contrepartie, soit sous forme de repos, soit sous forme financière.

En conséquence, un salarié itinérant ne pouvait obtenir le paiement d’heures supplémentaires effectuées sur son temps de trajet domicile/client.

Toutefois, cette position était contraire aux décisions européennes, et la jurisprudence nationale continuait à considérer que la question de la requalification du temps de déplacement en temps de travail effectif des salariés itinérants relevait des dispositions du droit national.

 

La position européenne

Pour la Cour de justice de l’Union Européenne (la « CJUE »), l’interprétation de la directive 2003/88/CE mène à considérer que dans des circonstances dans lesquelles les travailleurs n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, constitue du « temps de travail » le temps de déplacement que ces travailleurs consacrent au déplacement quotidien entre leur domicile et les sites du premier et du dernier client désigné par leur employeur3.

La CJUE a jugé dans une décision plus récente, que les Etats membres ne sauraient déterminer unilatéralement la portée des notions de « temps de travail » et de « période de repos », en subordonnant à quelque condition ou restriction que ce soit le droit, reconnu directement aux travailleurs par la directive 2003/88/CE, à ce que les périodes de travail et, corrélativement, celles de repos soient dument prises en compte.

La CJUE a affirmé dans cette décision que « les notions de temps de travail et de période de repos constituent des notions de droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de la directive 2003/88. En effet, seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer cette directive sa pleine efficacité ainsi qu’une application uniforme de ces notions dans l’ensemble des Etats membres »4.

 

La matérialisation des exigences européennes en matière de temps de travail

Sous l’impulsion de la CJUE, la chambre sociale reconnait dans sa décision du 23 novembre dernier5, l’obligation d’interpréter les articles L. 3121-1 et L. 3121-4 du code du travail à la lumière de la directive 2003/88/CE.

Ainsi, pour la Haute juridiction, si pendant le temps de déplacement accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premiers et derniers clients le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles, ce temps est du temps de travail effectif, auquel cas il devra être pris en compte pour le paiement du salaire et dans le décompte des heures supplémentaires.

 

Une appréciation in concreto

Selon la Cour de cassation, il conviendrait donc de réaliser une appréciation in concreto pour déterminer si le temps de trajet des salariés itinérants est bien du temps de travail effectif.

Interrogée sur la qualification du trajet effectué par un salarié en déplacement prolongée, entre son hôtel et le lieu où il effectue sa mission, la Cour de cassation vient confirmer la nécessité d’une appréciation in concreto.

En effet, aux termes de cette décision rendue en mars dernier6, la chambre sociale réaffirme le principe selon lequel il appartient aux juges du fond d’apprécier sur le fondement des article L. 3121-1 et L. 3121-4 du Code du travail « interprétés à la lumière de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 », si les temps de déplacement accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premiers et derniers clients sont du temps de travail effectif qui ne relèveraient alors pas du champ d’application de l’article L. 3121-4.

Dans ce contexte, la Haute juridiction a rendu une nouvelle décision très récemment aux termes de laquelle elle approuve la Cour d’appel d’avoir considéré que les éléments de contexte rapportés par le salarié ne suffisaient pas à établir qu’il se tenait à la disposition de l’employeur durant ses premiers et derniers trajets de la journée et donc à qualifier ces temps de temps de travail effectif .

La Cour de cassation invite dorénavant à apprécier au cas par cas les conditions dans lesquelles un salarié itinérant effectue ses temps de trajets domicile-premier ou dernier client.


1 Cass. Soc., 30 mai 2018, n°16-20.634
2 Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, article 2, point 1 : Aux fins de la présente directive, on entend par « temps de travail » : toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales.
3 CJUE, 3ème ch., 10 septembre 2015, aff. C-266/14, Federacion de Servicios Privados del sindicato Comisiones obrera.
4 CJUE, gr. Ch., 9 mars 2021, aff. C-344/19, Radiotelevizija Slovenija
5 Cass. Soc., 23 novembre 2022, n°20-21.924
6 Cass. Soc., 1er mars 2023, n°21-12.068
7 Cass. Soc., 25 octobre 2023, n°20-22.800