Un nouvel épisode dans la série du préjudice nécessaire
L’employeur qui ne respecte pas les temps de repos journaliers cause nécessairement un préjudice ouvrant droit à réparation pour le salarié : c’est ce qu’a jugé la chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 7 février 2024 (n° 21-22.809).
Alors que la Cour avait explicitement abandonné la théorie du préjudice nécessaire depuis plusieurs années, elle semble revenir au fur et à mesure sur ce principe, en multipliant les exceptions.
Dans cette espèce, la Cour d’appel de Paris avait prononcé la résiliation judiciaire du contrat demandée par le salarié et avait fait le constat d’un manquement de l’employeur aux temps de repos entre deux périodes de travail, elle avait néanmoins rejeté la demande de dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité formulée par le salarié au motif que ce dernier ne justifiait d’aucun préjudice spécifique.
En procédant de la sorte, la cour d’appel se conformait à la position, développée par la Cour de cassation depuis l’arrêt du 13 avril 2016 (n°14-28.293) selon laquelle, en matière sociale, l’existence d’un préjudice n’est pas présumée et relève de l’appréciation des juges du fond. En d’autres termes et conformément aux règles de responsabilité civile, c’est en principe au salarié qui entend obtenir réparation de prouver l’existence d’une faute, d’un lien de causalité et surtout d’un préjudice.
L’application de ce principe était ici contestée par le salarié qui invoquait devant la Cour de cassation que la Cour d’appel avait notamment violé l’article L. 4121-1 du Code du travail (relatif à l’obligation de sécurité). Il précisait « que le non-respect par l’employeur des temps de repos entre deux périodes de travail, qui contrevient à cette obligation de sécurité génère nécessairement un préjudice pour le salarié ».
Il demandait que le manquement de l’employeur au temps de repos journalier obligatoire prévu par la convention collective applicable soit considéré comme lui ouvrant automatiquement droit à réparation sans qu’il soit nécessaire de justifier de la réalité de son préjudice.
Cette argumentation a manifestement trouvé écho auprès de la Cour de cassation qui a repris à son compte cette position en se fondant sur :
- la Directive Européenne (2003/88/CE) du 4 novembre 2003 dont elle rappelle « l’objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs par la prise d’un repos suffisant et le respect effectif des limitations de durée maximales de travail » ; et,
- pour la première fois, sur l’article L. 4121-1 du Code du travail (relatif à l’obligation de sécurité) et l’accord du 18 mai 1993 de la convention collective nationale des entreprises de prévention et de sécurité du 15 février 1985 en précisant que « le seul constat que le salarié n'a pas bénéficié du repos journalier de douze heures entre deux services ouvre droit à réparation ».
En jugeant de la sorte, elle prend clairement le contrepied du principe général fixé depuis son arrêt de 2016 qui réaffirmait le pouvoir d’appréciation souverain du juge et s’inscrit dans un courant récent de retour au « préjudice de principe » ou encore au « préjudice nécessaire », au nom du droit de l’Union.
Selon cette même logique et sur le fondement de cette même Directive, d’effet direct, la Cour avait déjà constaté au cours de ces derniers mois que le salarié pouvait automatiquement bénéficier d’une indemnisation pour les manquements en lien avec les durées maximales du travail – de la durée hebdomadaire maximale de 48 heures (Cass. soc., 26 janv. 2022, n° 20-21.636), de la durée quotidienne maximale de 10 heures (Cass. soc., 11 mai 2023, n° 21-22.281) ou encore de la durée du travail de nuit (Cass. soc., 27 sept. 2023, n° 21-24.782).
Ces arrêts fournissent une nouvelle illustration de la place grandissante laissée au droit de l’Union Européenne par la Cour de cassation, parfois au détriment des principes du droit national.
Ils inquiètent autant qu’ils interrogent. Sonnent-ils le glas du principe de l’arrêt du 13 avril 2016 et un retour à la multiplication des exceptions auxquelles la Cour de cassation avait précisément entendu mettre fin ? Qu’elles en seraient les conséquences ?
A n’en pas douter, la Cour de cassation devrait prochainement faire d’autres applications de la théorie « préjudice nécessaire ».
Si un retour plus généralisé à la théorie du préjudice nécessaire se ferrait vraisemblablement à la faveur des salariés, ses effets devraient néanmoins être tempérés par le pouvoir d’appréciation dont continueraient de bénéficier les juges sur le montant des indemnités accordées en réparation du préjudice nécessairement subi.
Tout l’enjeu et les discussions se reporteraient donc sur ce point.